REPORTAGE

Chypre du Nord, le mirage d’une île
Auteur
Antoine Harari et Alexandre Varela
Journal
Le Temps (Eclairage)
Année
2018
Photographie
Adrien Golinelli

Tournant au ralenti depuis près de quarante ans, la partie nord de l’île cherche un second souffle. Entre protecteur turc envahissant et frère grec revendicateur dans le sud de l’île, sa jeunesse essaie tant bien que mal de s’inventer un avenir.

23h30, rue Ledra, Nicosie, côté nord. Un cortège mené par un chariot de supermarché, crachant des basses agressives, s’assemble près du checkpoint de la dernière ville divisée d’Europe. La jeunesse alternative de Chypre du Nord et son homologue du sud s’apprêtent à traverser la frontière.

Au centre de cette procession qui rappelle une réunion nocturne sur la place de la Riponne à Lausanne, un autre chariot transporte un bidon de zivania, l’alcool favori tant du Nord que du Sud. La vingtaine de jeunes s’apprête à fêter le passage à l’heure d’été. Chypre du Nord, s’alignant sur la Turquie, n’a pas adopté l’heure d’hiver, mais à minuit les deux parties de l’île auront à nouveau les mêmes horloges.

Les jeunes contestataires des deux parties vont fêter le symbole dans le seul endroit neutre de la ville: le no man’s land qui coupe la capitale en deux. Les policiers du Nord laissent passer le tumulte, intrigués, mais moins que leurs collègues du Sud, lorsqu’ils s’aperçoivent que la bande turbulente ne franchit pas leur frontière. Entre les deux barrières, le groupe boit, danse et peint des slogans qui appellent à la réunification sur les maisons abandonnées depuis 1974.

Parmi eux, Ohren. Vivant principalement de rentes Airbnb, ce jeune Chypriote turc engagé cherche à mobiliser ses compatriotes. Selon lui, les jeunes de l’île, surtout du côté nord, sont acquis à la cause de la réunification. Plus libéral que ses voisins de Turquie continentale, il tient très vite à s’en distancier. «Nous sommes très différents. Ils sont beaucoup plus religieux que nous. C’est pour cela qu’ils nous envoient tous ces imams conservateurs», rigole-t-il. Toute la nuit, il fêtera l’espoir de voir entrer son pays dans une nouvelle ère.

«Nous sommes une colonie»

Le lendemain, nous retrouvons le trentenaire, qui évoque plus un pirate qu’un agent immobilier avec sa boucle d’oreille et son air goguenard, et se fait volontiers prophétique: «Nous ne sommes pas un pays. Nous sommes une colonie. Nous ne contrôlons ni l’armée, ni la police et notre économie est aux mains des Turcs. Mais tout cela va changer.»

A Chypre du Nord, plusieurs mondes cohabitent. Ici, le développement s’est arrêté en 1974, date de l’invasion des Turcs. Dans les ruelles escarpées de ce bazar mi-touristique, mi-abandonné qu’est la vieille ville de Nicosie règne une atmosphère bizarre, presque irréelle. Depuis 2004, il est très simple de passer la frontière. Une formalité, même. Pourtant, près de la moitié des habitants du Nord n’ont jamais vu le Sud. Leur passeport ne le permet pas. C’est le cas d’Ali.

Des colons encombrants

Venu d’Anatolie, le père d’Ali est un migrant turc. Impossible pour lui de l’oublier, c’est inscrit sur son passeport. Du coup, il ne peut se rendre de l’autre côté de l’île: quelques kilomètres plus loin, derrière les forces onusiennes, il est toujours considéré comme l’envahisseur. En training, les cheveux courts, Ali s’allume une cigarette, philosophe. «Ici les noms et les gens ont changé, mais nous ne produisons rien. La Turquie a rapatrié toutes les usines.»

Le jeune papa ne cache pas sa colère contre son pays d’origine. «Aujourd’hui, c’est soit on vit du tourisme, soit on devient fonctionnaire», explose-t-il. Il se souvient de l’incertitude de leur situation: «Comme nous ne savions jamais si nous pourrions garder notre maison, nous ne l’avons pas rénovée. Du coup, elle a 40 ans mais semble en ruine.»

Plutôt ouverts, les Chypriotes turcs vivent mal l’ingérence de ce grand frère encombrant. «Avant la guerre, nous nous pensions Turcs, maintenant nous avons compris que nous sommes Chypriotes turcs», rigole-t-il, avant de lancer d’un air sombre: «Leur but est simple. C’est de remplir l’île de Turcs.»

Une seule échappatoire: la Turquie

Dès la partition de l’île, Ankara a fait venir des familles pour occuper les terres abandonnées par les Grecs. Elle a même inclus une population qui n’entre dans aucune statistique: les Kurdes. Si leur nombre exact est un mystère, ils forment la majorité de certains villages comme Minareliköy, à une vingtaine de kilomètres de Nicosie. C’est dans cette bourgade que Leyla, Jihan et Biritan ont grandi. Mal vues sur l’île, elles ne sont pas les bienvenues non plus en Turquie.

Pourtant, ces jeunes filles de 20 ans ont étudié à Ankara et à Istanbul. Elles sont revenues dans le village que le gouvernement turc a donné à leurs aïeuls. «Lorsque ma grand-mère est arrivée il y avait du sang partout. Elle ne savait rien de la situation dans cette île. Mais n’a pas osé poser de questions», se rappelle Jihan. Elle se souvient de la venue de familles grecques en 2005. «Mon père se sentait coupable. Il leur a dit qu’ils pouvaient récupérer leur maison. Mais ils ont été incroyablement gentils et nous ont dit qu’ils ne voulaient que leurs souvenirs. Malheureusement nous avions déjà tout brûlé.»

Dans ce village, les Kurdes n’ont que le passeport turc et une carte de résident de Chypre du Nord. Le travail manque, et la Turquie est la seule échappatoire. A moins d’entreprendre des demandes de visa kafkaïennes pour aller ailleurs, ces jeunes filles sont bloquées.

Ministre surréaliste

Mais Tahsin Ertugruloglu se satisfait fort bien de cette situation. Ministre des Affaires étrangères d’un pays reconnu uniquement par la Turquie (même l’Azerbaïdjan et la Gambie se sont défilés), il est loin de faire l’unanimité. Minoritaire et mis au pouvoir par Ankara, le ministre est considéré comme un extrémiste par la plupart de ses compatriotes. Ainsi, Oktay Kayalp, ancien maire de Famagouste, de centre gauche, nous dira de lui: «C’est un fasciste. Je le connais très bien, c’est mon cousin!»

En costume-cravate, un drapeau turc à la boutonnière et moustache touffue des conservateurs, Ertugruloglu nous attend dans son bureau. Sur la table, on aperçoit un magazine avec la photo d’Erdogan. Derrière lui, une photo d’Atatürk, le «père de la nation turque», nous regarde de manière inquiétante. Ertugruloglu est contre toute forme de rapprochement avec le Sud et nous le fait savoir d’entrée: «Il n’y a pas de Nord-Chypriotes ou de Turcs chypriotes. Il y a seulement des Turcs. Personne ici ne veut la réunification.»

Lorsque nous lui faisons remarquer que la majorité de la population semble penser le contraire, le ministre réfute en bloc. A l’entendre, la situation économique du nord de l’île est florissante. Ses compatriotes ne manquent de rien et sont extrêmement reconnaissants de la présence militaire turque. Le ministre semble voir une tout autre Chypre du Nord que celle languissante et endormie que nous parcourons depuis plusieurs jours.

«Nous sommes tous originaires de Turquie»

Sur le côté, deux avions miniatures aux couleurs – jaune et bleu – du club stambouliote de Fenerbahce sont mis en évidence. «C’est pour pouvoir faire partie du club des supporters que j’ai demandé la nationalité turque. Ensuite j’ai rejoint l’AKP [parti d’Erdogan, au pouvoir en Turquie]», nous dit-il. Ce choix footballistique n’est pas un hasard, ce club est celui de la classe populaire conservatrice, la base de l’AKP. Voyant que nous aurons du mal à trouver un terrain d’entente sur l’avenir de son île, il nous propose d’aller voir le club de Yenicami, seul club de Nicosie. Après avoir lancé un coup de téléphone pour s’assurer que nous serions bien reçus, il s’exclame: «Vous savez, nous ne venons pas de la Lune. Nous sommes tous originaires de Turquie.»

Au club de Yenicami, le président est sur la pelouse. En costume et lunettes de soleil, il nous accueille en grande pompe. Très fier, il nous présente John, un jeune Nigérian de 23 ans. Meilleur buteur d’un championnat gagné d’avance par la seule équipe de la capitale, il partira en Turquie dès la fin de l’année. Il fait partie des deux étrangers permis par la ligue. Une ligue dont le suspense n’est pas vraiment la première qualité. «Chaque année nous gagnons le championnat et nous mettons la coupe dans une armoire», nous déclare un peu tristement le président. Non reconnues par la FIFA et l’UEFA, les équipes du Nord n’ont pas le droit de participer à la moindre compétition internationale. Pire, elles ne peuvent même pas organiser de matches amicaux avec des équipes turques, qui risqueraient d’être suspendues par les instances internationales!

Etudiants invisibles

Cet isolement ne s’applique pas seulement aux footballeurs nordchypriotes. Avec 70 000 étudiants sur une population de moins de 400 000 habitants, l’île est remplie de jeunes venus d’un peu partout. Contrairement à la propagande du gouvernement, qui met en avant «l’île des étudiants», c’est à la recherche d’un sésame pour l’Europe qu’ils ont débarqué, comme Cédric, jeune footballeur camerounais.

Venu ici «pour toucher le ballon», il pensait faire avancer sa carrière. Hélas, depuis son arrivée, il ne «fait que porter du ciment». Les seules opportunités de jouer sont les matches du dimanche. Organisés uniquement entre Africains, les francophones, Camerounais, Sénégalais et Ivoiriens contre les anglophones (du Nigeria principalement), ces matches sont l’unique échappatoire d’une cinquantaine de jeunes qui rêvaient de pouvoir vivre de leur passion.

«Ici, il n’y a rien. Même pas de clubs ou de tests. Nous sommes bloqués. Un ami m’a dit qu’il voulait venir depuis Yaoundé, je le lui ai déconseillé», raconte, dépité, Cédric. Déprimé, il avoue sortir de moins en moins de chez lui. Vêtu d’un maillot de la Côte d’Ivoire fourni par Samba, un ancien footballeur pro en deuxième division égyptienne, Cédric fait grise mine. «J’ai dépensé 3000 euros (le coût d’inscription des études) pour rien. J’ai de plus en plus de mal à mentir à ma famille. Il ne se passe rien ici.»

Du coup, il continue tant bien que mal à se rendre dans l’école de business pour laquelle il est venu officiellement sur l’île. Avec ses nombreux compatriotes, il enchaîne les petits boulots, pour pouvoir survivre et payer les 20 livres turques (6 francs suisses) nécessaires pour participer aux matches chaque semaine. «Comment voulez-vous qu’on soit repéré le week-end si on se casse le dos sur les chantiers la semaine?» Alors que nous passons devant le banc des joueurs d’Afrique anglophone, un jeune en training de Chelsea nous demande si nous sommes des recruteurs, avec une lueur d’espoir.

Eldorado pakistanais

Pour Alexis, Pakistanais d’origine, Chypre du Nord était une évidence. C’est le seul pays avec la Turquie qui lui permet d’étudier sans visa. Mais il est tombé de haut une fois arrivé. «Les Chypriotes du Nord ne veulent pas avoir de contacts avec nous. Pour eux nous n’existons pas», raconte-t-il.

Très mince, les cheveux courts, Alexis est méprisé par ses collègues du restaurant dans lequel il travaille. Après son service, il propose de nous emmener avec lui en soirée. Alors qu’il rencontre une bande de Pakistanais dans la rue Tüccarbasi, leur étonnement est total: «D’où venezvous? Vous êtes aussi étudiants?»

L’entrée payée, nous accédons à une boîte en sous-sol qui diffuse de la musique pendjabie et où les seuls Chypriotes sont les videurs patibulaires. Les hommes sont Pakistanais, les femmes des Philippines. La soirée avance, les couples se forment. Communiquant en anglais, ces partenaires éphémères se parlent peu. Ils boivent, dansent, résolus à ne pas se poser trop de questions. Deux par deux, ils quittent la boîte bruyante pour prolonger leur unique moment de détente de la semaine.

En face se trouve le lieu de rencontre de la jeunesse branchée de Chypre: le Bonobo. C’est là que nous rencontrons Hans. Il est originaire du Zimbabwe, tout comme ses deux amis qui l’accompagnent. Provocants, ils «twerkent» à l’entrée sous les regards gênés de la population locale.

«C’est même pire que chez nous»

Ouvertement efféminé, Hans explique: «Avant que j’arrive ici, mon père ne savait même pas que je serais du mauvais côté de l’île, personne ne lui a expliqué qu’ici, ce n’était pas l’Europe!» Membre de la classe privilégiée d’Harare, éduqué en école privée, Hans se sent à l’étroit sur l’île. «Ici, les gens ne connaissent rien. C’est même pire que chez nous», éclate-t-il de rire.

Alors qu’une jeune fille s’approche en pleurant, Hans se précipite à son secours. Mal lui en prend, un grand mâle éméché surgit et le prend en chasse. Seule une intervention de la foule évite le pire. La lèvre tuméfiée, les larmes aux yeux, Hans est perplexe: «Pourquoi m’a-t-il attaqué? Je n’ai rien fait», s’écrie-t-il. Ses sauveurs haussent les épaules et retournent à leur gin tonic.

La nuit s’achève. A 300 mètres de là, au checkpoint, la jeunesse alternative est repartie avec ses grands espoirs. Des bouteilles vides et des slogans tagués sur le sol témoignent de l’événement. Au matin, les touristes reviendront prendre des poses dignes de Berlin-Est, pendant que les policiers de l’ONU, interloqués par ce botellon politique, enjamberont les tessons de bouteilles pour rejoindre leur poste.