REPORTAGE

Syrie : le chef des services secrets reçu discrètement à Rome en janvier
Auteur
Antoine Harari, Allan Kaval, Benjamin Barthe, Jérome Gautheret et Jean-Pierre Stroobants
Journal
Le Monde
Année
2018

Selon les informations du « Monde », Ali Mamlouk a rencontré son homologue italien en janvier à Rome. C’est une violation des sanctions européennes.

Le chef des services secrets syriens, Ali Mamlouk, est l’ambassadeur de l’ombre du régime Assad. Alors que les hauts dignitaires syriens ne s’aventurent presque jamais en dehors de leur pays, ce général de 72 ans, visé comme eux par des sanctions internationales pour son rôle dans la répression du soulèvement en Syrie, voyage fréquemment à l’étranger.

Ces dernières années, il s’est discrètement rendu en Jordanie, en Egypte, en Russie, en Irak et même en Arabie saoudite, pourtant l’un des principaux adversaires de la Syrie. Derrière la façade sécuritaire, l’objectif de ces missions est évidemment politique : rompre l’isolement du régime, amorcer sa normalisation, dans le but de transformer ses victoires militaires en victoire diplomatique.

A ce petit jeu, le maître espion a récemment marqué des points. Alors qu’il limitait jusqu’alors ses déplacements à des pays du Proche-Orient ou bien aux alliés de la Syrie, en janvier il a posé le pied dans un pays membre de l’Union européenne : l’Italie. Ce voyage qui fait suite à une invitation de l’Agence d’information et de sécurité externe (AISE), les services secrets transalpins, enfreint des actes législatifs adoptés par l’UE prohibant à de nombreux hauts responsables syriens de pénétrer sur le territoire des Vingt-Huit.

Révélée fin février par Al-Akhbar, un quotidien libanais proche du régime syrien, cette visite a été confirmée au Monde par trois sources très au fait des affaires syriennes, dont un agent de renseignement d’un pays voisin de la Syrie. Selon nos informations, M. Mamlouk s’est rendu à Rome dans un jet privé mis à sa disposition par les autorités italiennes.

Dans la capitale italienne, le chef de la Sécurité nationale, un service qui chapeaute l’appareil de renseignement syrien, a rencontré son homologue, Alberto Manenti, directeur de l’AISE. « Mamlouk peut leur parler des migrations, de questions sécuritaires, mais ce sont des prétextes, estime l’agent de renseignement déjà mentionné. Il va aborder ces sujets dans le seul but dapprofondir peu à peu les relations de la Syrie avec Rome dans un cadre plus général. Et pour les Syriens, lItalie cest un pont vers le reste de lEurope. »

« C’est une gifle aux victimes »

La venue à Rome de l’homme, qui figure en troisième position de la liste noire de l’UE – juste derrière le président Bachar Al-Assad et son frère Maher, commandant d’une unité d’élite de l’armée –, indigne les organisations de défense des droits de l’homme qui travaillent sur la Syrie. « Il est intolérable que lun des principaux suspects des crimes commis en Syrie, placé qui plus est sur une liste de sanctions, puisse se rendre sur le territoire européen sans être appréhendé, déclare Bénédict de Moerloose, de l’ONG suisse Trial International. C’est une gifle aux victimes et à la communauté internationale dans son ensemble. LItalie et lUnion européenne devront en répondre. »

De fait, la décision du Conseil européen du 9 mai 2011, en plus de geler les avoirs des dirigeants syriens impliqués dans l’écrasement de la révolte, enjoint aux Etats membres de l’UE de « prendre toutes les mesures nécessaires pour les empêcher dentrer sur leur territoire ou de transiter par celui-ci ».

Interpellée par Le Monde sur ce manquement manifeste à une décision communautaire, Federica Mogherini, la chef de la diplomatie européenne, a réagi a minima, en assurant qu’elle n’a « pas été mise au courant des contacts » entre services secrets italiens et syriens. Son entourage souligne que « le régime des sanctions est une décision des Etats membres qui sont responsables de leur mise en œuvre ». Le gouvernement italien n’a pas donné suite à nos demandes de réaction.

Ce n’est pas la première fois que Rome reçoit un dignitaire syrien mis à l’index par les Vingt-Huit. En juin 2016, Deeb Zeytoun, le chef des renseignements généraux, une autre branche du système sécuritaire syrien, s’était rendu en Italie. Selon un membre des services de renseignement italiens, sa visite avait été suivie, quelques semaines plus tard, par celle à Damas d’Alberto Manenti, le chef de l’AISE.

« Coups de sonde »

L’Italie n’est pas le seul Etat occidental à avoir eu des contacts avec le régime syrien par le biais du renseignement ces dernières années. Depuis 2014-2015, phase d’apogée de l’organisation Etat islamique (EI), Ali Mamlouk a reçu dans son bureau des émissaires de plusieurs autres services européens en quête d’informations sur leurs ressortissants engagés dans les rangs djihadistes. A l’automne 2017, le journal Al-Akhbar et l’agence Reuters ont même fait état d’une rencontre à Damas entre le général syrien et un « haut responsable américain ».

Selon une source bien informée, ces démarches s’apparentent le plus souvent à de simples « coups de sonde », sans véritable suite. Damas conditionne généralement l’échange d’informations à un geste politique, comme la réouverture des ambassades à Damas, ce qui reste inacceptable pour de nombreux Etats européens. Dans le cas italien, il semble en revanche que l’on assiste à une reprise du dialogue sécuritaire, ce qui constitue une demi-surprise, dans la mesure où Rome a toujours eu tendance à faire cavalier seul sur le dossier syrien, en se démarquant de la position de la France et du Royaume-Uni, les deux pays européens les plus hostiles à Damas.

« Dans les affaires méditerranéennes, la position de lItalie est de parler avec tout le monde et de faire passer des messages entre ceux qui ne se parlent pas », explique Arturo Varvelli, chef du programme méditerranéen du think tank italien ISPI. L’argument du pragmatisme et de l’efficacité, qui sous-tend cette approche, est rejeté par Stephen Rapp, membre de la direction de la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA), un organisme qui lutte contre l’impunité en Syrie.

« Rencontrer quelquun comme Mamlouk est inutile si le but est de lutter contre le terrorisme et de réduire limmigration », assure cet ancien ambassadeur américain pour la question des crimes de guerre, qui a officié comme juge au sein du tribunal international sur le Rwanda. Pour lui, « les preuves de sa responsabilité dans les atrocités qui ont poussé 11 millions de Syriens en dehors de leurs maisons, générant ainsi des recrues pour lEI et des réfugiés dans la région et au-delà, sont accablantes ».

Visé par une plainte en France

Selon un rapport de Human Rights Watch, les services d’Ali Mamlouk supervisaient en 2012 pas moins de six centres de détention où des milliers de prisonniers étaient rituellement battus, torturés et parfois exécutés. « Il est insensé d’imaginer que lapproche de Mamlouk soit la solution, elle est le problème, poursuit Stephen Rapp. La solution, cest que les personnes comme lui répondent de leurs actes. »

L’année dernière, des plaintes ont été déposées en Allemagne, par des rescapés des geôles syriennes, contre plusieurs hauts responsables sécuritaires du régime Assad, dont Ali Mamlouk. Une démarche similaire a été lancée en Espagne par une femme d’origine syrienne qui a reconnu le visage de son frère dans le stock de clichés de cadavres, pris par un photographe-légiste surnommé « César », qui, avant de faire défection, officiait dans les centres de détention de Damas. Le général Mamlouk est aussi visé par une plainte, déposée en France, par les familles de Rémi Ochlik et de Marie Colvin, un photographe français et une reporter américaine tués dans un bombardement de l’armée syrienne à Homs en 2012.

Ces procédures promettent d’être longues et ardues. Selon l’avocate espagnole Almudena Bernabeu, mandatée dans l’affaire « César », la justice de son pays avait demandé aux juridictions européennes de surveiller les déplacements des personnes visées par la plainte. Les autorités italiennes n’y ont visiblement prêté aucune attention. Sollicité par Le Monde, le ministère de l’intérieur italien, dont dépendent les services de renseignement, n’a pas souhaité commenter. « La visite de Mamlouk à Rome, dit l’avocate, montre à quel point le régime de Bachar Al-Assad peut être insidieux et diviser les Européens sur la question syrienne. »