REPORTAGE

Le sucre amer du Nicaragua
Auteur
Antoine Harari
Journal
Le Temps (Eclairage)
Année
2018
Photographie
Valérian Mazataud

Le rhum nicaraguayen a récemment été élu le meilleur du monde. Pourtant, les travailleurs paient un prix exorbitant pour sa production. Quelque 20 000 d’entre eux sont morts dans les champs de canne à sucre ces dix dernières années

Venus de partout avec leurs appareils photo en bandoulière, une cinquantaine de touristes descendent du petit train bleu et blanc. Accompagnés par les employés de l’entreprise Flor de Caña, ils assistent à la projection d’une vidéo de promotion. Les chiffres défilent. Le but est simple: montrer que l’entreprise de Carlos Pellas, unique milliardaire du Nicaragua, qui possède au sein du groupe Pellas tant la fabrique de rhum Flor de Caña que la plantation sucrière San Antonio, est une entreprise sociale.

Alors que leurs bienfaits sont énumérés les uns après les autres, nulle trace des ravages causés par la CKDU (pour chronic kidney disease of unknown etiology), une maladie rénale chronique d’origine inconnue qui décime les travailleurs de la canne à sucre. Cette épidémie reste un mystère pour les scientifiques. Pour certains, les conditions de travail sous une chaleur extrême et la déshydratation en seraient responsables. D’autres pointent l’usage de pesticides tels que le glyphosate. Ces recherches ont d’ailleurs conduit le Sri Lanka et le Salvador à bannir cette substance.

Selon une récente étude publiée en 2016 dans l’Internet Journal of Third World Medicine, ce serait la combinaison de ces facteurs qui serait responsable. Une chose est sûre, cette maladie silencieuse fait des ravages du Mexique au Panama, mais aussi au Bangladesh ou au Sri Lanka. Rien qu’au Nicaragua, elle aurait fait plus de 20 000 morts ces dix dernières années. Guide touristique à l’intérieur de la fabrique, Mario semble pourtant faire la sourde oreille. «Il n’y a aucun lien entre ces morts et l’entreprise. Ces gens sont souvent des alcooliques, du coup ils oublient de s’hydrater», analyse-t-il.

Des morts passés sous silence

On raconte que 65% des près de 30 000 personnes vivant dans les alentours immédiats de l’entreprise et travaillant dans la plantation de l’entreprise San Antonio – la filiale sucrière de Flor de Caña – seraient déjà malades. C’est à l’intérieur de ce village de fortune que nous rencontrons Juan Salgado, un ancien employé de la plantation qui a monté une association pour obtenir une réparation de la part de l’entreprise. Après trente-six ans de bons et loyaux services, il a été licencié, une fois que son taux de créatinine est devenu trop élevé. Principal marqueur du bon fonctionnement des reins, un taux de créatinine dépassant 1,3 signifie qu’une personne est malade, et l’accès à la plantation lui est automatiquement interdit.

Afin de nous montrer l’étendue des dégâts, il nous amène voir José Napoleón Catin. Alors que nous pénétrons dans une petite maison exiguë, un homme tout maigre se repose sur une chaise à bascule rouge. Epuisée, Nereida, sa femme, lui chuchote à l’oreille en faisant les présentations. «J’ai dû arrêter de travailler dans les champs à 32 ans, car mon taux de créatinine était trop élevé. Du coup, j’ai trouvé un travail dans le département des produits chimiques pendant onze ans, jusqu’à ce que je sois trop malade pour continuer», raconte-t-il.

Manipulant des produits chimiques à mains nues, José Napoleón dit avoir ressenti une fièvre soudaine lors de son dernier jour de travail, avant de devoir être soigné d’urgence. Alors que leurs enfants jouent dans le patio derrière, Nereida semble sur le point de craquer: «La douleur le fait se réveiller chaque nuit. Il n’y a qu’un hôpital où on peut le soigner, c’est à Managua», explique cette mère de trois enfants. Soupirant, elle ajoute: «Ici, chaque jour, des gens meurent. Cette semaine, ils étaient quatre. Il n’y a que Dieu qui peut nous sauver, la plupart des gens du quartier doivent se déplacer avec l’aide d’un déambulateur.»

Transplantation ou dialyse

Managua, la capitale du pays, est située à 130 kilomètres de là. Entre le trajet et les contrôles médicaux, chaque déplacement prend environ onze heures. Ils sont près de 70 à faire le voyage trois fois par semaine dans des fourgons pleins à craquer. Il existe deux moyens de traiter la néphropathie mésoaméricaine – autre surnom de la CKDU: la transplantation ou la dialyse. La première étant hors d’atteinte financièrement pour les anciens employés, ils se rabattent massivement sur la seconde, qui consiste à nettoyer le sang en le faisant circuler dans des machines, avant de le réinjecter dans l’organisme. Bondé et doté d’un personnel complètement dépassé par la situation, l’hôpital Monte España de la capitale est dans un état désastreux.

Alors que nous continuons notre visite, nous arrivons sur la tristement célèbre «île des veuves». Situé au milieu de terres possédées par l’entreprise sucrière San Antonio, propriété de la famille Pellas, ce petit village a perdu presque tous ses hommes.

Une situation que ses habitants semblent avoir acceptée avec un certain fatalisme. «J’ai trois frères malades et mon père est mort. Tous mes grands-parents sont morts de cela», nous explique Sulema*, l’air de rien, alors qu’elle lave des habits au-dessus d’un puits.

Cette jeune fille fait partie d’une communauté qui produit des bijoux artisanaux pour ne plus avoir à travailler dans la fabrique, seul employeur de la région. «Depuis que l’avion a balancé du pesticide, rien ne pousse ici. L’eau est contaminée. Nous n’avons pas d’autres possibilités de travail», se plaint-elle. Sa mère, Dylenia*, cuisine pour les familles environnantes. Elle raconte avoir perdu près de 30 membres de sa famille avec l’épidémie. «Nous sommes livrés à nous-mêmes. L’entreprise ne nous a rien donné. Ils disent que c’est l’alcool et le tabac qui nous tuent.»

Mise sur liste noire

Cette femme qui vend des nacatamales (sorte de beignets de maïs traditionnels) pour faire vivre sa famille a même été mise sur une liste noire pour avoir témoigné contre l’entreprise. «J’ai donné une interview à une télé et ensuite ils ont licencié ma fille», raconte-telle. Suite à cette interview, interrogé par une des chaînes de télévision nationales, Carlos Pellas, unique milliardaire du pays, avait promis qu’il allait aider les enfants des familles touchées par la maladie. Une promesse restée en l’air selon Dylenia: «Rien n’a changé sur place. Ici, les gens meurent jeunes. On peut être retraité à 30 ans déjà», explique-t-elle.

Selon cette femme courageuse, même la religion les a abandonnés: «Mon mari était pasteur. Cela ne l’a pas aidé. Ici, les leaders religieux ne font rien.»

Malgré cela, dans l’unique église du village, la ferveur est immense. Priant à la manière des évangéliques, chacun semble penser que son salut ne peut venir que du ciel. C’est le cas de Roberto, qui ne manquerait une messe pour rien au monde. En arrêt de travail après un double infarctus à quelques jours d’intervalle et huit ans de bons et loyaux services, cet ancien activiste a dû recommencer à travailler en louant un pousse-pousse. «Je suis obligé de travailler à nouveau, mais mon cœur est malade», racontet-il, assis sur son engin sur le bord de la route.

Comme le reste du village, il semble fataliste. «Lorsque nous avons protesté, le gouvernement a envoyé la police. Nous avions arrêté le trafic il y a deux ou trois ans: je prenais des photos et je les envoyais à l’étranger, mais les services de sécurité de l’Etat sont venus me menacer.»

Alors que nous nous éloignons de Roberto et de son tricycle pour nous rendre au cimetière, une procession funèbre nous précède. Une nouvelle victime de la CKDU. Un rituel qui est devenu une habitude. Juan s’exclame: «Le cimetière était tellement plein qu’il a fallu en construire un autre.»

Des statistiques ambiguës

Ariel Granera, le responsable de la communication pour l’entreprise San Antonio, voit les choses différemment. Selon lui, les scientifiques n’ont pas pu prouver que son entreprise était directement responsable, indiquant que «la maladie est aussi présente dans différentes industries». Il ajoute: «Notre système de production possède neuf certifications internationales. Elles garantissent que toute la chaîne productive de San Antonio est conforme avec les paramètres sociaux, économiques et environnementaux les plus rigoureux.»

Selon lui, enfin, les conditions de travail se sont grandement améliorées depuis quelques années: «Au cours des quatre dernières années, moins de trois travailleurs sur 1000 sont tombés malades de la CKDU et 100% de notre personnel reçoit des soins médicaux gratuits à l’hôpital de l’entreprise. La couverture de soins ne bénéficie pas seulement aux travailleurs, mais aussi à leur famille.»

Une couverture qui ne concerne pourtant toujours pas les anciens travailleurs comme Juan, Roberto ou José. Difficile aussi de savoir lesquels sont concernés par les statistiques de l’entreprise.

Situation «atroce»

Pourtant, confirme Jason Glaser, membre fondateur de l’ONG Isla Network, les patrons de San Antonio et de Flor de Caña font partie des bons élèves de la région. «Je reviens du Costa Rica: la situation des travailleurs dans les champs de canne à sucre y est atroce, alors que le pays se veut un modèle de développement durable. Cette maladie dépasse largement la ville de Chichigalpa ou même une compagnie. Du coup, des milliers de gens souffrent en silence.»

Pour cet activiste qui a contribué à amener le regard du monde sur les pratiques peu reluisantes de l’entreprise nicaraguayenne, le véritable scandale est ailleurs: «La situation des travailleurs de Flor de Caña n’est pas parfaite. Mais ce sont les meilleurs de leur industrie et ils se sont beaucoup améliorés. Le leader mondial du rhum qu’est Bacardi n’a pas mis en place la moindre mesure de prévention tout au long de sa chaîne de production.» En cause, selon Jason Glaser, le manque de responsabilité prise par le géant du rhum, qui achète sa mélasse à différents producteurs, dont San Antonio, en fonction des prix.

Contactée, la compagnie, qui possède son siège européen à Meyrin (GE), répond ceci: «Améliorer les conditions des travailleurs est notre priorité numéro un. A cet égard, nous participons à plusieurs initiatives, comme le projet de Bonsucro [une ONG qui vise à améliorer les conditions de production de l’industrie sucrière] afin de lutter contre la maladie CKDU», explique leur porte-parole, Amy Federman.