INVESTIGATION

En Albanie, le H se cultive à grande échelle avec la complicité de la police
Auteur
Antoine Harari
Journal
Le Matin Dimanche
Année
2016

Lazarat, dont la production commence à arriver en Suisse, est devenue la capitale des cultures de marijuana en Albanie. Le trafic, trop visible, s’y est arrêté mais a repris dans des villages protégés par le pouvoir.

Il est midi à Lazarat. Désert au mitan de la journée, ce petit village du sud de l’Albanie est plongé dans la torpeur estivale. Difficile de croire que cette bourgade de moins de 7000 habitants ait pu faire la une des journaux du monde entier en été 2014. Une vidéo prise par des touristes hollandais montrant les habitants cultiver du cannabis partout dans leur jardin est devenue virale, et le petit village a vite été renommé le «royaume de la drogue européen».

Dès son arrivée au pouvoir et suite aux pressions de l’Union européenne, le Parti socialiste promet de mettre un terme à la culture de chanvre à Lazarat et envoie l’armée. Elle arrêtera 150 personnes, pour la plupart de simples villageois. Aujourd’hui, les traces de la culture de chanvre ont disparu. Alors que nous nous approchons de l’unique café de Lazarat, un jeune nous explique: «Avant que le gouvernement ne change, nous cultivions tous du cannabis. Nous étions protégés. Aujourd’hui, la production s’est déplacée dans la vallée.»

Depuis la chute du communisme et de son leader Enver Hoxha, le Parti démocratique et le Parti socialiste se sont succédé. Ils ont chacun leurs bastions de partisans et se chargent de les rétribuer une fois au pouvoir. Habitué à ce mouvement de balancier, Rakim est désabusé. Assis dans son minibus, à l’ombre d’une station-service près de la petite ville de Gjirokastër, le chauffeur attend mollement les passagers. Interrogé sur la situation économique de la région, il éclate de rire: «Ici, l’unique ressource, c’est le cannabis.» Le jeune chauffeur se rappelle le temps où les bus en direction de Lazarat étaient pleins à craquer. «Il y a deux ans, durant les récoltes, il y avait 2000 personnes qui montaient au village chaque jour. Maintenant, ce qui se passait à Lazarat est en train de se passer dans les environs de Tepelena. Les saisonniers sont toujours là, ils ont juste changé d’endroit», raconte-t-il. Petite ville à quelques kilomètres de Lazarat, Tepelena vit une nouvelle jeunesse. Oubliée du pouvoir depuis la chute du communisme, elle a complètement changé d’aspect depuis l’arrivée des socialistes à la tête de l’Etat en 2014. Dotée de pavés étincelants et d’arbustes taillés avec soin, la ville rayonne. Les cafés, tous flambant neufs, se succèdent dans la rue principale. Pour Kustrim, jeune architecte de la région, le hasard n’y est pour rien: «Le chef de la police albanaise vient de notre ville ainsi que la plupart de ses adjoints. Ils ferment les yeux sur le trafic et touchent des commissions. Les cafés permettent de recycler l’argent de la drogue plus facilement.» Le maire de la ville, Termet Peci, dont le prénom veut dire «tremblement de terre» en albanais, porte bien son nom. Personnage haut en couleur, plusieurs fois condamné à l’étranger, il est régulièrement accusé de prendre une part active au trafic de stupéfiants qui gangrène le pays.

Dans cette région, l’une des plus pauvres d’Albanie, la culture de cannabis et l’implication du gouvernement local semblent être un secret de Polichinelle. Au sortir de Tepelena, les gens du lieu nous indiquent un des villages de montagne où la culture se fait au grand jour. Dans un petit restaurant à l’entrée de la route, nous sommes tout de suite dévisagés par les clients de l’établissement. Suite à nos interrogations insistantes sur les pick-up qui multiplient les allers-retours entre la ville et la montagne, le patron regarde nerveusement sur sa droite, indiquant discrètement deux hommes bien bâtis, la trentaine, qui arborent lunettes noires et crâne rasé. «Vous ne pouvez pas aller plus loin. En haut de la montagne, les gens sont armés de mitraillettes. Ces deux messieurs m’ont déjà demandé ce que vous faisiez ici. Vous devez partir, c’est dangereux.»

Arrosage et bidons d’engrais

Après plusieurs tentatives infructueuses, un chauffeur de taxi improvisé se propose de nous emmener voir les plantations de plus près. S’ensuit une demi-heure de trajet sur les chapeaux de roue. La route de montagne semble à l’abandon. Soudain la voiture s’arrête. «Descendez ici.» Nous marcherons encore trois kilomètres avant d’arriver à destination.

Ici et là, des plants de cannabis s’élèvent, dotés d’un système d’arrosage sophistiqué. Dissimulés au milieu de la végétation, ils passent presque inaperçus. Çà et là, des bidons d’engrais jonchent le sol. Nous avons à peine le temps de prendre des photos qu’une voiture s’arrête. Immobiles, accroupis dans le feuillage, nous attendons qu’elle reparte. Ce genre de plantation sauvage ne représente que la pointe de l’iceberg. La plupart des champs s’étendent sur plusieurs hectares et sont gardés par des hommes armés 24 heures sur 24, ce qui rend leur accès quasi impossible. Entièrement professionnalisée, la culture du cannabis est devenue une affaire d’Etat.

Cette professionnalisation inquiète Samir*. Cet ancien directeur d’un groupe d’études sur le crime organisé albanais, qui préfère rester anonyme pour des raisons de sécurité, s’exclame: «Avant, la culture n’avait lieu qu’à Lazarat. Aujourd’hui c’est le seul village où il n’y en a plus! Ce qui est nouveau, c’est l’échelle de production. Aujourd’hui les trafiquants utilisent des avions et des camions militaires pour transporter la drogue qu’ils cultivent partout dans le pays.» Il explique que la plupart des graines proviendraient des trafiquants de Lazarat, où seuls des villageois lambda ont été arrêtés. Goguenard, il ajoute: «On estime en général que la police parvient à saisir 10% de la drogue qui passe. La police albanaise se targue de saisir 500 kilos par jour, je vous laisse faire le calcul…»

Cultivé la plupart du temps sur des terrains n’appartenant à personne, le cannabis recouvre certaines collines sur plusieurs kilomètres. Les prix ont explosé et la production devrait inonder l’Europe à partir de cet automne. La Guardia di Finanza italienne vient d’ailleurs d’effectuer une saisie record de 1200 kilos de cannabis à Lecce, dans le sud de l’Italie, début septembre.

Au niveau suisse, FedPol affirme qu’il est trop tôt pour mesurer l’impact et que la lutte contre la drogue est une prérogative cantonale. Alors que le cannabis reste la substance pour laquelle le plus grand nombre d’infractions ont été enregistrées en Suisse (39,9% de toutes les infractions à la loi sur les stupéfiants en 2015), les chiffres sur la provenance du cannabisdécouvert en Suisse manquent. La police genevoise confirme cependant que les trafiquants d’héroïne albanais ont commencé à vendre du cannabis et à occuper le terrain. Du côté lausannois, on ajoute: «L’Albanie est, avec le Maroc et la culture indoor, la principale source de marijuana en Suisse.»