REPORTAGE

Erythréens taxés: le silence de la Suisse
Auteur
Antoine Harari
Journal
Le Temps (Eclairage)
Année
2018

Après le Canada et la Norvège, les Pays-Bas viennent d’expulser le chargé d’affaires de l’Erythrée en raison de la taxe de 2% qu’il percevait auprès de ses compatriotes. La Suisse, qui intensifie ses relations diplomatiques avec Asmara, ne bouge pas.

Tekeste Ghebremedhin Zemuy n’est plus le bienvenu aux Pays-Bas. Ce diplomate érythréen a été déclaré persona non grata le 18 janvier dernier et devra quitter le pays cette semaine. En cause, la taxe de 2% prélevée sur les ressortissants érythréens qui font appel à l’ambassade. Début janvier, après avoir prévenu l’ambassadeur à plusieurs reprises, le ministre des Affaires étrangères, Halbe Zijlstra, a justifié cette mesure comme «un signal fort que nous avons envoyé au gouvernement érythréen».

«De l’extorsion!»

Cette décision fait suite au rapport de trois chercheurs de l’institut néerlandais DSP et de l’Université de Tilbourg, publié en août 2017. Dans le cadre de leur recherche, ils ont recueilli une cinquantaine de témoignages d’Erythréens et d’experts dans sept pays d’Europe. Leur verdict est sans appel: la perception est illégale. «Ce n’est pas une taxe, c’est de l’extorsion!» s’exclame Mirjam van Reisen, coauteure du rapport. Si les ressortissants ne paient pas, ils perdent l’exercice de leurs droits fondamentaux comme la liberté de mouvement ou la protection d’un Etat.

Pour la première fois, le chargé d’affaires auprès de la mission de l’Erythrée à Genève, Adem Idris, a répondu aux questions du Temps. Dans ses réponses écrites, qui coïncident à la virgule près avec une interview publiée cette semaine par son homologue aux Pays-Bas Tekeste Ghebremedhin Zemuy, il explique que «la taxe de recouvrement et de réhabilitation était originellement une taxe volontaire de 10% payée par les ressortissants à l’étranger qui souhaitaient reconstruire leur pays ravagé par la guerre. Elle a ensuite été réduite à 2% par le gouvernement.»

Niant en bloc l’idée que cette taxe soit perçue par la force, le diplomate Adem Idris fustige les «individus ayant de sinistres desseins […] qui propagent ces fausses informations». Il réfute aussi l’idée que certains Erythréens doivent payer cette taxe tout en étant à l’aide sociale, une information qui avait fait scandale en Suisse.

Les articles que plusieurs médias suisses, dont Le Temps, avaient consacrés aux méthodes employées par la mission érythréenne à Genève pour collecter cette taxe avaient poussé les autorités à agir dès 2015. Invité à ouvrir une enquête par une motion votée à l’unanimité par le parlement, le Ministère public de la Confédération (MPC) avait rapidement décidé ne pas entrer en matière. La taxe perçue en échange de services consulaires est tout à fait légale, faisait-il valoir.

Selon Mirjam van Reisen, c’est pourtant là que le bât blesse, cette taxe de 2% étant «arbitraire et ne suivant aucune règle précise». Selon nos informations, certains Erythréens de Suisse, proches des cercles du pouvoir, en sont même exemptés. Aucune transparence n’existe en la matière, le gouvernement érythréen n’ayant publié aucun budget ou rapport annuel depuis dix ans. Le Conseil fédéral admet ne disposer «d’aucune donnée au sujet de l’utilisation concrète des sommes encaissées» et se contente de citer l’argument du gouvernement érythréen selon lequel «cet impôt sert à la construction du pays».

Moyen d’intimidation

Régulièrement invoqué, l’argument de la contribution volontaire est contesté par Kubrom Dafla Hosabay, ancien ministre des Finances érythréen. Interviewé dans le rapport néerlandais, il déclare: «L’aspect le plus inquiétant de cette taxe de 2%, c’est que seul l’ambassadeur et son personnel sont au courant.» Pour cet ancien révolutionnaire proche du dictateur érythréen Isaias Afwerki, cette taxe «est utilisée comme un moyen d’intimidation, de chantage et comme une caisse noire pour le FPDJ», le parti unique de l’Erythrée.

Selon Mirjam van Reisen, le gouvernement érythréen se servirait de cette taxe comme source d’information et de contrôle. «Un jeune réfugié vient de me dire que les autorités érythréennes avaient dit à sa mère qu’elle ne pourrait pas quitter le pays tant que son fils n’accepterait pas de payer la taxe. C’est de la coercition pure et simple», estime l’universitaire néerlandaise.

«Aucune raison d’intervenir»

Pour celle-ci, il est «très improbable que la situation soit différente en Suisse». Pourtant, ce rapport accablant ne semble pas avoir eu d’impact sur les autorités fédérales. Le MPC nous renvoie à son communiqué de 2015. Même son de cloche au sein du Département des affaires étrangères (DFAE), dont le porte-parole Tilman Renz affirme: «Aucun élément faisant état d’un recouvrement d’impôt de manière coercitive n’a pu être confirmé jusqu’ici par des enquêtes policières et les autorités pénales suisses […]. Par conséquent, il n’y a, actuellement, aucune raison d’intervenir activement auprès de l’ambassade d’Erythrée.»

Cette explication ne convainc pas Veronica Almedom, codirectrice d’Information Forum for Eritrea, une ONG suisse qui a pour but de «permettre une meilleure compréhension de la situation en Erythrée au sein de la population suisse». En 2015 déjà, plusieurs preuves avaient été fournies à la police fédérale. L’une d’elles est le «formulaire de regret», qui prouve noir sur blanc que les autorités érythréennes s’octroient le droit d’infliger à son signataire une «punition appropriée» une fois qu’il sera de retour au pays.

Fedpol devrait au moins prendre des mesures à cet égard en s’assurant que ce formulaire n’est pas utilisé sur son territoire, plaide Veronica Almedom. Selon elle, l’intensification des relations diplomatiques entre Berne et Asmara, en vue du retour des requérants d’asile érythréens, pourrait être une raison du silence suisse.