REPORTAGE

Sur les terres d’origine des stars de l’équipe de Suisse
Auteur
Antoine Harari et Thomas Epitaux-Fallot
Journal
Le Matin Dimanche
Année
2016
Photographie
Samuel Fromhold

Tout par de là

Eparpillés entre la Macédoine et le Kosovo, les familles des six joueurs suisses d’origine albanaise se trouvent dans un rayon de 301 kilomètres. En vue de la confrontation entre l’Albanie et la Nati à l’Euro (11 juin), nous sommes partis à leur rencontre.

Notre route démarre à Struga, en Macédoine, le point le plus au sud de notre voyage. Arrivée en début de soirée sous la pluie: les rues sont désertes. Attirés par les lumières d’un bar animé, nous rencontrons Adi. On dit que le hasard fait bien les choses et c’est encore plus vrai en Macédoine. Adi est un parent éloigné de Pajtim Kasami. Comme la plupart des clients du bar, le quadragénaire s’adonne aux paris sportifs. Tout en gardant l’œil sur la dizaine de télévisions autour de lui, il se remémore son unique rencontre avec le joueur. «C’était à Vienne chez un ami commun. Ce soir-là, il a mangé au moins un kilo de viande. C’est un type calme: à dix heures, il était au lit.»

Peut-être encouragé par le cercle qui se forme autour de nous, Adi finit par dire que lui aussi a été joueur professionnel. «A mon époque, c’était impossible de percer en tant que footballeur albanais. Pajtim a eu raison de choisir la Suisse.» Tout au long de notre route, ce type d’histoire nous sera souvent conté. Ici, le football est plus qu’un sport, c’est aussi une façon de s’affirmer.

Rues désertes quand Shaqiri joue

En quittant Struga, nous empruntons une route cabossée où nous slalomons entre les ânes et les tracteurs. «Balkans» signifie «montagnes» en turc. Et jusqu’à l’entrée de l’autoroute qui doit nous conduire à Gostivar, ce nom prend tout son sens.

Enfin lancé à plus de 50 km/h dans la vallée du Vardar, notre chauffeur de taxi entame la conversation. «Qui sommes-nous?» A peine notre explication est-elle finie qu’il bondit: «Mehmedi! Bien sûr que je le connais. Je peux vous conduire jusque devant sa porte.»

Deux heures plus tard, nous sommes accueillis par Nazif, l’oncle d’Admir Mehmedi, dans le jardin d’une maison en construction. Trapu, l’homme porte une veste à carreaux bleus et ne se départit jamais de son sourire. Pour nous parler plus en détail du joueur de Leverkusen, Nazif veut nous recevoir chez lui. Trop impatient au volant de son 4 x 4 BMW, il nous raconte déjà l’attachement du joueur pour sa ville d’origine. Un amour que ses habitants lui rendent bien, lui qui est le premier joueur albanais à avoir inscrit un but en phase finale de Coupe du monde. C’était le 15 juin 2014. «Tout le monde a fait la fête ici. Les rues étaient pleines de monde. Notre Mehmedi a marqué l’histoire de la région.»

Seulement 20 kilomètres séparent Gostivar de Bogovinje, le village d’origine de Dzemaili. Pourtant, cette fois, pas de chauffeur de taxi pour nous y conduire les yeux fermés. C’est Mussa, le réceptionniste de notre hôtel poussiéreux qui mène l’investigation. Vêtu d’un costume trois pièces délavé, les lunettes sur l’arête du nez, il dégaine son téléphone. En passant par son ancien professeur de gymnastique, il pourrait retrouver le numéro d’un ancien camarade de classe, parent proche de Dzemaili. Soulagement pour Mussa et mission accomplie: rendez-vous est pris pour le lendemain.

Ils s’appellent tous Dzemaili

La maison devant laquelle nous arrivons ne ressemble à aucune autre. Plus grande, plus blanche, plus moderne. Seul point commun avec un quart du village: le nom sur la boîte aux lettres. «Ici tout le monde s’appelle Dzemaili», lance le père de Blerim depuis la porte. Mains dans les poches et casquette en fourrure vissée sur la tête, Fekredin Dzemaili est un homme simple. «Vous avez de la chance de me trouver ici. Je devrais être à Gênes normalement.» Rentré au pays depuis 2008 suite à des problèmes de santé, il se rend régulièrement en Italie pour voir les matches de son fils. Quand il ne peut pas y aller, il regarde le match au salon, entouré des trophées remportés par Blerim.

La prochaine étape s’appelle Zegher, le village d’origine des Shaqiri. Une fois lancé sur le territoire kosovar, aux abords des routes, les caractères cyrilliques alternent avec l’alphabet latin. Plus de quinze ans après la guerre, les populations ne se mélangent pas et les rares personnes à qui nous demandons notre chemin semblent ignorer la vie en dehors de leur village. A notre arrivée, la nuit tombée, les rues sont vides. Ce n’est peutêtre pas un hasard. Ce soir, à des milliers de kilomètres, le fils prodigue joue. Stoke City fera match nul contre Chelsea.

Située dans les hauteurs, la maison des Shaqiri, une imposante construction de verre et de béton, semble vide. Pourtant, lorsque nous sonnons, une des tantes de Xherdan vient nous répondre, en peignoir et chouchou dans les cheveux. Mal à l’aise, elle nous explique les consignes d’Erdin, le frère et agent de Xherdan. Sauf contre-ordre, elle a l’interdiction de parler aux médias. Tiraillée entre son sens de l’hospitalité et les directives familiales, la tante finit par nous servir un café et des chocolats sur le pas de la porte. Nous n’irons pas plus loin.

Un troisième Xhaka au FC Bâle

Pas particulièrement belle de prime abord, Pristina ne dort jamais. Sur l’artère principale, les terrasses des cafés modernes se succèdent et confèrent un certain charme à la jeune capitale. C’est au Baron, un établissement aussi cossu que son nom l’indique, que nous rencontrons Faton, un journaliste albanais incollable sur les joueurs suisses. A ses côtés, Shevdaim Xhaka, l’oncle de Taulant et Granit. Faton prend la parole. «Les joueurs suisses albanais ont permis de mettre le Kosovo sur la carte du monde! Il y a 200 000 Albanais chez vous, c’est comme notre deuxième pays.»

Le temps d’un café et Shevdaim s’excuse déjà. En retard, il doit aller chercher son fils Agon, le cousin des Xhaka. Cet été, il ira faire des essais à Bâle et son père nous le présente comme le nouvel espoir du Kosovo. Lorsqu’on demande un pronostic pour le match qui verra ses deux neveux s’opposer (Taulant a choisi de jouer pour l’Albanie), Shevdaim sourit: «C’est terrible qu’ils doivent s’affronter. J’espère qu’il y aura un partout», dit-il dans un éclat de rire.

Originaire de Mitrovica, la tribu Behrami a été contrainte de fuir dans la banlieue de Pristina lorsque la guerre a éclaté. Tiré à quatre épingles dans son costume, l’oncle de Valon, fonctionnaire au sein du Ministère de la justice, frappe par sa douceur. Il accepte de nous emmener à Mitrovica, toujours séparée en deux par un pont gardé par les soldats onusiens.

Alors que nous tentons de nous rendre du côté serbe, Qaush nous glisse, mal à l’aise: «Je ne suis pas retourné là-bas depuis le début de la guerre. Notre maison d’enfance a brûlé, on ne trouvera plus rien. Mieux vaut faire demi-tour.»

Sur le chemin du retour, Qaush finit par se détendre à nouveau. «Valon et les autres petits jeunes sont des battants. Indirectement, ils ont vécu la guerre.» Pensif, il conclut: «C’est peut-être ça qu’ils ont de plus. Ils savent que s’ils ne donnent pas tout sur le terrain, ils n’auront peut-être pas de seconde chance.»

A Belitsa, le rêve s’appelle Pajtim Kasami

Belitsa, le village d’origine de Pajtim Kasami, est une communauté rurale vidée de sa population onze mois par année. Bien que située sur le territoire macédonien, la majorité des familles qui la composent sont albanaises. Autour de nous, près de 200 maisons pour la plupart vides: seules 80 personnes vivent ici à l’année. C’est uniquement pendant le mois d’août que les familles, dispersées en Europe, viennent redonner vie à ce village fantôme.

La maison devant laquelle nous finissons par nous arrêter est spacieuse mais les murs sont nus. Il fait froid chez les Kasami mais cela n’empêche pas Safet, l’oncle de Pajtim, de nous recevoir à bras ouverts dans son salon. Avant de nous parler de son neveu, il tient à retracer son histoire et celle de son frère, Malik, le père de Pajtim. «Dans les années 70, mon frère et moi avons tenté notre chance en Suisse, à Winterthour. Pendant deux mois, nous avons travaillé côte à côte sur les chantiers.»

Mais très vite, Safet ne trouve plus d’emploi. Il est contraint de rentrer en Macédoine avec sa famille, au grand désarroi de sa femme Zekerije, assise à ses côtés. «J’ai adoré la Suisse! Je serai prête à échanger les vingt-cinq dernières années ici contre les deux mois que nous avons passés chez vous», affirme-t-elle.

Un jour où l’autre, ce destin aurait dû, aussi, être celui de Malik. L’homme prévoyait de rentrer au pays. Mais son fils n’est pas comme les autres. Balle au pied, il montre des prédispositions exceptionnelles. Son père s’accroche à la banlieue zurichoise, enchaîne les petits boulots avec une seule idée en tête: faire de son fils un joueur pro. Jusqu’ici silencieux, c’est le grand-père de Pajtim qui veut raconter cette partie de l’histoire. «Mon fils ne pensait pas vivre aussi longtemps en Suisse. Mais quand on a vu que le petit était très bon, ils ont fait des sacrifices et sont restés. Au final ça valait le coup.»

Entraîné par son récit, le grand-père se remémore les débuts de la carrière de Pajtim. «Les premiers matches, il était nerveux. Il avait peur. Je lui ai dit: «Pense à ton grand-père quand tu marques.» Quand on lui demande quel est le plus beau but de la carrière de son petit-fils, il évoque sans hésiter une reprise de volée à l’orée des seize mètres. Le goal du joueur de Fulham à l’époque avait d’ailleurs fait le tour du monde. Rieur, le patriarche ajoute: «Je lui ai dit d’être fier de ses origines. Grâce à moi, il fait parfois l’aigle albanais pour célébrer ses buts.»

A Belitsa, le rêve s’appelle Pajtim Kasami

Après le café turc chez les Kasami, Demirali, le cousin de Pajtim, nous emmène faire un tour dans le village. Lui aussi rêve de devenir professionnel. Il nous montre sa pelouse d’entraînement, un terrain bétonné. Comme son cousin à l’époque, c’est ici qu’il vient s’entraîner tous les jours. A Belitsa, on l’appelle Pajtim Junior et pour jouer au foot, il n’a que deux tenues: les maillots domicile et extérieur de l’Olympiacos. «Ici, tout le monde connaît mon cousin. C’est un exemple jusqu’à Struga et dans toute l’Albanie», affirme-t-il fièrement.

Nous voyant repasser devant la maison familiale, leur maman, Zekerije, nous interpelle depuis le palier de sa porte. «Mon fils n’a pas eu la chance de pouvoir jouer au football en Suisse. Mais il va devenir très fort. La prochaine fois que vous reviendrez, cela sera sûrement pour lui.»

Si Pajtim ne retourne que très rarement au village, à chacune de ses apparitions passées, il a cultivé un rêve pour tous ceux qui y sont restés.

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Où Mehmedi construit une maison

Originaire de Macédoine, le joueur du FC Leverkusen retourne très régulièrement voir sa famille proche. A tel point qu’il s’intègre peu à peu dans la région et y bâtit une demeure pour lui et sa fratrie.

A Gostivar, sur les traces d’Admir Mehmedi, le chauffeur de taxi nous laisse devant une mosquée au centre-ville. Amusé par notre incompréhension, il finit par lancer: «Vous ne regardez pas du bon côté.» Plus loin dans la rue, on aperçoit une maison en construction qui détonne par sa modernité. Dans le jardin, un homme trapu aux cheveux courts gesticule. Nazif Selimi est directeur d’une entreprise de construction. Des maisons, il en a construit des dizaines. Mais celle-ci n’est pas pour n’importe qui. En ville, tout le monde sait que cette bâtisse de trois étages sera celle de Mehmedi, son neveu et idole de la région. «C’est quelqu’un de timide et réservé. Un homme simple. J’ai du mal à lui trouver des défauts», soutient Nazif en nous faisant visiter la maison dernier cri qu’il prépare pour la fratrie.

«Aujourd’hui, il parle l’albanais»

Pour nous en parler, l’oncle nous invite chez lui. La porte de cette imposante demeure franchie, nous traversons trois salons en enfilade. Installé dans un canapé crème, Xhimi, fils de Nazif et cousin d’Admir, nous accueille avec sa femme. En guise de réception, l’homme d’une trentaine d’années va chercher un maillot de l’équipe de Suisse. Devenu trop petit pour lui, il le fait porter à son fils. «J’étais plus mince avant!» Comme pour nous en convaincre, il embraye sur son passé de joueur professionnel dans la ligue macédonienne. A l’époque, il défendait les couleurs du Vardar, l’équipe de la capitale: Skopje. «C’était très difficile de jouer en Macédoine en tant qu’Albanais.»

Tout en discutant, Xhimi surveille son fils qui court avec un ballon et zigzague entre les tables basses du salon. «Nous sommes très proche d’Admir. Entre Albanais, c’est la famille qui compte. Ici, Admir a ses cousins mais plus vraiment d’amis d’enfance. Au début, c’était dur. Il ne connaissait personne. Au fil du temps, il s’est bien intégré et aujourd’hui, il parle très bien l’albanais.»

Parti à l’âge de 4 ans

Dans ce salon de Gostivar, les ponts entre la Suisse et la Macédoine sont omniprésents. «La Suisse et l’Albanie ont un lien spécial. Nous soutenions déjà votre équipe avant qu’il y ait des Albanais qui y jouent. L’Albanie a ses propres talents. Elle n’a pas besoin de joueurs qui ont vécu en Suisse», estime Xhimi. Fier de la popularité de son cousin, il ajoute: «Admir est un peu l’ambassadeur de Gostivar en Suisse. Dès qu’il est là, tout le monde se prend en photo avec lui et lorsqu’il marque dans des événements importants, comme au Brésil en 2014, tout le monde fait la fête.»

Alors que le fils de Xhimi s’apprête à dribbler un autre adversaire en bois, son grand-père conclut: «Les Mehmedi ont le foot dans le sang. Mon frère (le père d’Admir, ndlr) était un très bon gardien. Il a du quitter l’usine qu’il dirigeait à cause des tensions. Sans ça, Admir ne serait jamais parti de Macédoine à l’âge de 4 ans.» Rattrapant de justesse son petit-fils avant qu’il ne s’écrase contre une table en verre, Nazif s’écrie: «Il tient de son cousin. Un jour lui aussi sera professionnel, vous verrez».

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La famille Dzemaili tremble pour Blerim

De retour au pays, les parents Dzemaili vibrent pour leur fils depuis le petit village de Bogovinyé. Dans leur grande demeure, ils vivent entre fierté et crainte de revoir un jour leur héros de fils se blesser.

Sourire aux lèvres, casquette en fourrure vissée sur la tête, Fekredin Dzemaili est un homme simple. Un homme simple qui vit dans la plus grande maison de Bogovinyé, un village du nord-ouest de la Macédoine. Situées au pied des monts Sar, les maisons aux toits rouges baignent dans la verdure. De Zurich, Fekredin, père de Blerim, est rentré en 2007 pour des raisons de santé. A notre arrivée, sur le perron, il nous lance: «Vous avez de la chance de me trouver là. Je devrais être à Gênes pour voir le match mon fils.» Laissant derrière nous le jardin avec piscine, nous découvrons l’intérieur de la maison. Chacune des pièces laisse entrevoir la fierté d’une famille pour son héros. A l’entrée trône le trophée du meilleur joueur de Super League (2007). Il y a aussi ce ballon signé par les joueurs de Naples et surtout cette fresque grandeur nature qui orne le salon.

Le traumatisme de Bolton

Fekredin raconte être parti tenter sa chance en Suisse au début des années 1990 comme beaucoup de ses compatriotes. «Je ne trouvais pas de travail dans la construction. Nous étions discriminés en tant qu’Albanais.» Très vite il découvre que son fils possède des aptitudes hors du commun pour le football. Quelques années plus tard, en 2007, Blerim remporte le titre de champion avec le FCZ. «Il a été élu meilleur espoir suisse, à 20 ans, il était au sommet de sa carrière.» Joueur-clé du système de Lucien Favre, le technicien vaudois ne parvient pas à retenir sa pépite, qui signe à Bolton.

Quand Fekredin se remémore ce transfert, son visage se crispe. «La saison n’avait pas commencé, et il y a eu cette vilaine blessure.» Encore ému, il raconte que son fils a dû partir se faire opérer le genou aux Etats-Unis. Un chapitre de l’histoire qui jette un froid dans le grand salon. Shemije, maman de Blerim, se lève discrètement pour allumer la cheminée. De retour sur le canapé, les parents de Blerim se taquinent. Fekredin reproche à sa femme d’être trop stressée quand ils regardent les matches du milieu de Genoa. «C’est vrai que ça me rend nerveuse. Je ne tiens pas en place. Je fais les cent pas dans la maison», s’amuse-t-elle.

Très proche de ses parents, Blerim est en contact tous les jours avec eux. Sa forme physique est toujours un sujet sensible, la moindre blessure, vécue comme un cauchemar. «J’ai pensé plusieurs fois que sa carrière était terminée. En 2007, il a pris deux ans avant de revenir. Mais c’est un battant», souffle son père. Sa plus grande déception? La défaite de l’équipe de Suisse contre l’Argentine à la dernière Coupe du monde. Blerim aurait dû égaliser quelques secondes avant le coup de sifflet final. Sa tête s’est échouée sur le poteau. «Il m’a appelé tout de suite après le match. Il m’a dit: «Si j’avais été Ronaldo ou Messi, je l’aurais mis ce but. Mais je ne suis que Blerim Dzemaili», se souvient le père avec regret.

Fin d’après-midi à Bogovinyé. Après avoir nous avoir emmenés dans le restaurant du village déguster des cevapcici, la spécialité des Balkans, Fekredin tient encore à préciser: «Nous sommes fiers de notre héritage albanais, mais l’Albanie n’a rien fait pour mon fils. Il est 100% Suisse. Et cela se voit sur le terrain.»

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Xherdan, le diamant de Zhegër

Eparpillée dans toute l’Europe, une partie de la famille Shaqiri s’est retrouvée dans son village d’origine à l’occasion d’un mariage. Au café, l’international suisse suscite admiration et jalousie.

Samedi, 18 heures. Les rues du village de Zhegër au Kosovo sont calmes. Alors que le postier termine sa ronde devant la boulangerie la plupart des commerces sont déjà fermés. Si les rues sont vides, c’est que l’un d’entre eux, un enfant du village, joue à des milliers de kilomètres de son pays natal. Stoke City, le club de Xherdan Shaqiri, tient Chelsea en échec. Les habitants de Zhegër sont devant leur télévision.

Après le match, au Pablo Bar, une demidouzaine de jeunes tue le temps devant des machines à sous. Auprès d’eux, le talent suisse ne fait pas l’unanimité. «Xherdan n’a rien fait pour moi ou mon village. Pourquoi ne me trouve-t-il pas un travail?» commence Kustrim, jeune maçon. Rasé sur les côtés, la barbe blonde soigneusement taillée, Fisnik ajoute, un brin jaloux: «Quand il était petit, il n’était même pas si fort, j’étais meilleur que lui». Derrière lui, Admir, 16 ans, ne peut pas les laisser dire ça: «C’est mon joueur préféré. Je regarde tous ses matches,» glisse-t-il discrètement.

L’arrivée chez les Shaqiri

Dans les hauteurs du village, nous arrivons devant une maison de quatre étages. Sa façade en verre reflète la grisaille du ciel. Immense, la demeure des Shaqiri paraît vide. Sous une pluie fine, nous approchons du perron, un peu découragés. Après quelques coups de sonnette, quelqu’un nous interpelle depuis le balcon du troisième étage. Chouchou dans les cheveux et peignoir, c’est l’une des tantes de Shaqiri. Habituée aux journalistes qui viennent frapper à sa porte, elle nous répond d’un ton sec. «Je ne peux pas vous parler. J’ai reçu des consignes très strictes de mon neveu Erdin». Le frère et agent de Xherdan a interdit à sa famille de parler aux médias sans son accord. Entretemps, une deuxième tante est apparue sur le palier de la porte. Tiraillées entre les directives familiales et leur sens de l’hospitalité, les deux femmes finissent par nous servir cafés et chocolats devant l’entrée.

Le balcon protège de la pluie. La conversation s’engage. «Je regarde tous les matches de Xherdan. Mais c’est trop stressant! Souvent je lance des objets sur la télévision», raconte Lume, la quarantaine. Après plusieurs allers-retours à l’intérieur de la maison, la tante laisse sa bonhomie prendre le dessus. Le visage rond et les yeux qui pétillent, elle s’exclame: «Je suis sa tante préférée. C’est moi qui ai choisi son prénom. J’ai dit à ses parents: «Il s’appellera Xherdan, ça veut dire diamant». J’ai bien choisi, hein!»

Xherdan revient souvent

Le joueur de poche de Stoke revient souvent au village. D’ailleurs, il était là pour un mariage quelques jours auparavant. Quand il débarque, la vie de la famille et de la localité est quelque peu chamboulée. «Lorsque nous sommes allés manger une crêpe l’autre jour, nous savions que nous n’avions que quinze minutes avant que des fans arrivent», rigole Lume. En nous montrant une photo de son neveu, en smoking pour la cérémonie, sa tante, qui vit aujourd’hui en Suède, reprend: «Mon fils Ragit, est le plus grand fan de Xherdan. Il a intégré l’académie de football de Malmö. Un jour, il deviendra comme lui!» La porte s’entrouvre sur un long corridor qui donne sur un miroir argenté. Très fière, Lume ne s’arrête plus de parler: «Au village, tout le monde l’adore. Il est l’exemple à suivre pour la région».

Avant notre départ, elle nous offre encore une barre de chocolat suisse et une bouteille d’eau. Elle s’excuse à nouveau pour l’accueil puis ajoute en souriant: «Vous allez voir l’Euro en France? Moi j’y serai en tout cas. Je ne raterai cela pour rien au monde».

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«Quand Granit a su qu’il affronterait son frère à l’Euro, il a fondu en larmes»

Dans le quartier de Dardania à Pristina, à quelques centaines de mètres de la maison de Granit et Taulant, l’oncle des Xhaka et son fils nous ont reçus pour évoquer le duel entre la Suisse et l’Albanie.

Zone résidentielle et quartier huppé, Dardania ne ressemble à rien d’autre au Kosovo. Pour se rendre dans ce quartier chic de la banlieue de Pristina, il faut sortir du centre de la capitale. Ponctuel, Shevdaim nous attend avec son fils Agon devant le bistrot du coin.

Le teint hâlé, vêtu d’un chandail clair, Shevdaim semble petit face à son fils. Il nous salue en français, reste de ses dix années passées dans les environs de Lausanne dans les années 1990. Agé d’à peine 18 ans, Agon, qui ressemble à son cousin Granit comme deux gouttes d’eau, rêve de suivre l’exemple de ses deux cousins. «Ce sont mes frères. On se parle tout le temps. Granit s’est même tatoué mon nom sur son poignet», raconte-t-il dans un sourire timide. Très fier de son fils, Shevdaim nous montre les articles de la presse kosovare qui lui trouve une ressemblance, cette fois, avec la star du Real Madrid Cristiano Ronaldo, et évoque son futur dans la jeune sélection kosovare.

Le cousin en test au FC Bâle

Les cheveux encore mouillés, Agon revient de l’entraînement. Déjà en sélection junior du Kosovo, le fils de Shevdaim, né à Lausanne, effectuera des tests au FC Bâle cet été. Cette étape semble être une évidence avec Taulant dans l’équipe A. Très vite, la conversation s’oriente vers le 11 juin et le match Suisse – Albanie. Un événement attendu avec un mélange d’excitation et d’appréhension par la famille Xhaka. «Ragip (le père) portera le numéro 14 de l’Albanie de Taulant et moi je mettrais le numéro 10 de la Suisse, celui de Granit», s’amuse Shevdaim.

S’il en rigole aujourd’hui, il explique que la nouvelle de cet affrontement fratricide a été vécue comme un drame au sein de la famille. «Si l’un des deux perd, toute la famille sera tendue. Quand Granit a vu le tirage et qu’il a su qu’il devrait affronter son frère, il a fondu en larmes», raconte Shevdaim. Un événement qui vient s’ajouter à l’expérience douloureuse du match Suisse – Albanie à Lucerne ou les Xhaka, Behrami et Shaqiri ont été pris à partie par une partie du public albanais qui les considère comme des «traîtres».

Diplomate, Shevdaim affirme supporter les deux équipes de la même manière. «Si l’Albanie ne passe pas, alors nous serons que pour la Suisse.» Reconnaissant envers son pays d’adoption, Shevdaim reprend: «Sans vous, Granit n’aurait jamais pu jouer au Borussia Mönchengladbach. Il n’y a aucune différence entre la Suisse et l’Albanie pour moi. Quand la Nati a perdu contre l’Argentine, nous avons jeté nos verres par terre. Notre but c’est de rassembler les deux peuples à travers le sport.»

Avec le pasul, Granit se laisse aller!

Puis, s’émerveillant sur le nombre de jeunes talents présents au Kosovo, il lâche: «Notre pays est tellement petit qu’il ne peut réussir qu’à travers le sport ou la culture.» Il explique aussi que l’ancien sélectionneur Hitzfeld est très apprécié au Kosovo: «Il nous a soutenus au début quand la plupart des pays ne reconnaissaient pas notre existence et aussi pendant la guerre. Le peuple kosovar n’a pas oublié.»

Comme les autres familles que nous avons visitées, les Xhaka sont très proches. Ils s’appellent tous les jours. Shevdaim nous montre les conversations WhatsApp avec Granit. Un flot de cœurs et d’émoticônes suivi d’une discussion en albanais. «Nous sommes très proches. Quand il revient au pays, il passe tout son temps avec nous. Mais il fait attention à ce qu’il mange sauf lorsqu’on lui prépare du pasul (ndlr: un plat de lentilles). Là, il se laisse aller!»

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Restée au pays, toute la fratrie Behrami vibre pour le «têtu» Valon

Originaire de Mitrovice et réinstallée aux alentours de Pristina à la suite de la guerre du Kosovo, le clan Behrami est incollable sur le parcours de son champion.

Sur le boulevard Mère Teresa, au cœur de Pristina, les cafés se succèdent. Quaush Behrami, l’oncle de Valon, nous a donné rendez-vous tout près de son bureau, dans un bar élégant. Assis dans les confortables fauteuils en cuir du «Baron», Quaush raconte son neveu doucement, avec une tendresse qui se reflète dans ses yeux bleus. «Petit, Valon était très capricieux. Il n’était jamais content. C’est sûrement ce côté obsessif et têtu qui lui a permis de réussir», sourit-il.

Approchant la cinquantaine, vêtu d’un gilet matelassé par-dessus son costume, il raconte les raisons qui ont poussé son frère Ragip à partir pour la Suisse. «Valentina (ndlr: la sœur de Valon) avait 7 ans et Valon 4 et demi quand mon frère et sa femme ont perdu leur emploi à quelques mois d’intervalle. Ils ont été menacés et ont décidé de quitter le pays.»

Peu après, la maison familiale est incendiée par des nationalistes serbes et c’est toute la tribu Behrami qui déménage dans la banlieue de Pristina. La voix grave, Quaush admet que personne n’y est retourné depuis 1997. Il accepte pourtant de nous y emmener.

Une ville sous haute tension

Située à une heure de la capitale, Mitrovice semble avoir raté le train du développement. Encore aujourd’hui, la ville est divisée en deux parties par un pont et surveillée par les forces internationales de l’ONU. A peine nous rentrons dans la ville que la tension est déjà palpable. Les traces de cette guerre vieille de quinze ans sont partout, des graffitis sur les murs aux maisons détruites. Mal à l’aise, l’oncle de Valon préfère faire demi-tour.

Sur le chemin du retour, nous empruntons la Tony Blair Road, une route flambant neuve qui contraste avec le reste de la région. Ce n’est qu’après une demi-heure de voiture que Quaush se relaxe à nouveau.

Prochaine destination: Kastriot, où réside le reste de la famille. Le temps de sonner à la porte et une vingtaine de Behrami nous entourent. Accrochée au mur du salon, une photo de Valon sous les couleurs de la Lazio. Après nous avoir offert un café, Bislim, un des cinq oncles de Valon, nous parle de son neveu: «Valon me fait penser à mon frère. Dans notre fratrie, il est le plus mauvais perdant. C’est un combattant. Il ne baisse jamais les bras.» Très fier du premier joueur albanais à avoir participé à trois compétitions internationales, Bislim se remémore les événements marquant de la carrière de son neveu. La Turquie en 2004 et les «aspirateurs dans l’hôtel, la nuit d’avant le match, pour les empêcher de dormir», ou encore le carton rouge contre le Chili en 2010, lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud. «C’était très dur pour lui et sa famille. Lorsque Valon perd, mes enfants sont inconsolables», explique le chef du clan.

Une histoire qui a laissé des traces

Assis sur le canapé en face de la télévision où ils regardent les matches, Bislim et Quaush échangent les anecdotes sur leur neveu. Soudain, Quaush se fait sérieux en évoquant l’incident entre les joueurs suisses d’origine albanaise et certains ultras de l’équipe de l’aigle à deux têtes. «Valon est quelqu’un de très réservé. Il n’a rien dit, mais les insultes des supporters à son encontre l’ont beaucoup affecté.» En cause, la «trahison» présumée des joueurs d’origine albanaise ayant choisi la Suisse. A cette époque, pour essayer de calmer les esprits, les familles de Lorik Cana et de Valon Behrami s’étaient rencontrées. Ironie du sort, c’est au Swiss Diamond, un hôtel de Pristina, que cette médiation entre les familles et les autorités de la ville avaient eu lieu. «J’ai convaincu Valon d’y aller. Il ne voulait plus parler à Lorik. Mais au final, tout s’est arrangé et Lorik s’est excusé», raconte Quaush.

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Pourtant, à la veille de ce duel fratricide, les Behrami sont nerveux. S’il porte fièrement le maillot de la Nati à chaque match de Valon, Quaush confie ne pas toujours être à l’aise, même chez lui. «Je dois admettre que je ne dis pas ouvertement que je supporte la Suisse quand je suis chez moi, au Kosovo.»