REPORTAGE

Ces crimes qui dérangent le parquet fédéral
Auteur
Antoine Harari et Fati Mansour
Journal
Le Temps (Temps Fort)
Année
2018

Les interpellations parlementaires se multiplient à Berne afin de savoir si le Ministère public de la Confédération se montre trop frileux dans les dossiers politiquement sensibles. Notre enquête

«La Suisse veut assurer une poursuite pénale efficace, transparente et sans faille du génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre.» C’est de cette manière grandiloquente que le Ministère public de la Confédération (MPC) qualifie sur son site internet la mission du Centre de compétences Droit pénal international (CCV). La réalité s’avère moins évidente. Cette sorte de War Crimes Unit, chargée de pourchasser les suspects d’atrocités qui se trouvent ou passent sur le territoire helvétique, désormais rattachée au Centre Entraide judiciaire, est dans la tourmente. Les interpellations parlementaires se multiplient à Berne afin de savoir si le parquet fédéral se montre trop frileux dans ces dossiers sensibles.

Le détonateur syrien

C’est le déroulement de la procédure engagée contre Rifaat el-Assad qui a mis le feu aux poudres et provoqué les questions écrites de trois conseillers nationaux. L’oncle du président syrien, soupçonné d’avoir dirigé des massacres de civils dans les années 1980 avant de devoir prendre le chemin de l’exil, fait l’objet d’une instruction en Suisse. Ouverte il y a quatre ans dans le plus grand secret, celle-ci s’est plus ou moins enlisée et la mauvaise humeur des parties plaignantes a fait éclater la polémique au grand jour.

Ce 29 septembre 2017, Lisa Mazzone (les Verts), Carlo Sommaruga (socialiste) et Christa Markwalder (libérale-radicale) déposaient chacun un texte pour obtenir des explications au sujet de cette inertie. La première se demande si le MPC a vraiment la volonté d’agir dans le domaine des crimes internationaux. Le second si ce parquet est indépendant ou sous influence politique. La troisième si l’autorité de poursuite ne néglige pas à dessein ce type de dossier tout en n’allouant pas suffisamment de ressources aux équipes.

Une histoire mouvementée

Cette déferlante d’interpellations illustre le malaise plus général né de l’histoire mouvementée de la cellule spéciale. Le CCV a été créé en 2012 pour s’occuper des crimes de masse. Ceux qui nécessitent de longues investigations, impliquent des faits souvent anciens, se heurtent généralement au refus de coopération des pays concernés et peuvent pâtir de l’absence du prévenu. Pour couronner le tout, certaines affaires compliquent aussi les relations bilatérales et mettent le Département fédéral des affaires étrangères en position difficile. En théorie, ces facteurs ne devraient pas déteindre sur l’action pénale. Dans la pratique, leur poids semble jouer un rôle non négligeable.

Le premier indice qui illustre cette prudence stratégique a été la mise sous tutelle, puis l’éviction progressive de la procureure Laurence Boillat, qui fut la première à diriger, avec un caractère bien trempé, le nouveau centre. Elle a été mise sur la touche, puis emportée par le grand ménage de juin 2015, qui a vu le départ forcé de cinq procureurs selon une méthode qui sera critiquée par le Tribunal administratif fédéral.

Dans les multiples motifs de non-reconduction invoqués à l’époque par le procureur général Michael Lauber, comme a pu le découvrir Le Temps, il était notamment reproché à Laurence Boillat «de ne pas faire preuve de la sensibilité indispensable à la conduite de ce genre d’affaires», qui suscitent presque toujours «un grand intérêt et l’attention de la presse, respectivement de la politique». Tous les dossiers de la division ont d’ailleurs été classés d’office orange ou rouge, selon une directive de la hiérarchie, afin d’assurer un «controlling» rapproché.

Les cas controversés

Trois procédures, ouvertes par cette responsable, ont visiblement cristallisé la mauvaise humeur au sommet du MPC. Il y a l’enquête dirigée contre l’ancien chef des forces armées algériennes, Khaled Nezzar, débusqué par l’organisation Trial International lors d’un séjour genevois (lire ci-dessous). Dans ce cas, il a été fait grief à la procureure d’avoir préparé une nouvelle demande d’entraide à l’insu de ses supérieurs et d’avoir nui à l’image du MPC en écrivant aux parties qu’elle avait été tenue à l’écart de certaines discussions concernant ce dossier.

La deuxième affaire controversée est celle dirigée conte Rifaat el-Assad. Michael Lauber a critiqué «un manque de vision stratégique», la procureure ayant demandé des renforts pour enquêter malgré l’âge avancé du prévenu (76 ans à l’époque), «des faits lointains dans le temps et l’espace», l’absence de collaboration prévisible de la Syrie et l’existence incertaine d’un conflit armé pouvant justifier une telle procédure. Visiblement, le MPC ne voulait pas de ce boulet susceptible de se transformer en une sorte d’affaire Kadhafi bis ou de compromettre des pourparlers dans le conflit en cours.

Le troisième dossier, baptisé Aurum, a aussi valu à la procureure la remontrance d’avoir trop vite perquisitionné dans les locaux de la société tessinoise Argor, suspectée d’avoir raffiné trois tonnes d’or sale en provenance du Congo. L’affaire, toujours dénoncée par Trial, a finalement été classée en mars 2015 au motif que la société, qui comptait l’ancien conseiller fédéral Adolf Ogi au sein de son conseil d’administration, ne se doutait pas de la provenance criminelle de cette cargaison.

L’avis de l’ambassadrice

A cet activisme parfois débordant, le MPC veut visiblement opposer une sorte de pragmatisme réaliste. En matière de crimes internationaux, cela équivaut souvent à ne plus tenter grand-chose et à prêter une oreille attentive aux craintes exprimées par les Affaires étrangères. Dans le dossier Nezzar, comme le montre le document obtenu, cette inquiétude est vive. Lors d’une réunion, datée du 3 mars 2016, l’ambassadrice de Suisse en Algérie informe les procureurs compétents que cette enquête est «une bombe à retardement en ce qui concerne les relations bilatérales».

La diplomate précise encore «qu’on lui a fait savoir de manière informelle qu’un dossier économique n’avait pas avancé en raison de cette affaire», souligne «que cette justice doit se faire en Algérie et ne pourra pas se faire tant que le pouvoir actuel est en place» et ajoute «qu’il y a une attente très claire de la part du pouvoir algérien que cette affaire soit classée». Le MPC exaucera ce vœu en janvier 2017. Le Tribunal pénal fédéral, saisi d’un recours des parties plaignantes, doit encore se prononcer sur le bien-fondé du motif — l’inexistence d’un conflit armé — invoqué à l’appui du classement.

«Contacts utiles»

Cette évolution suscite bien des critiques à Berne. Carlo Sommaruga l’exprime en ces termes: «Je constate que le Ministère public de la Confédération a une stratégie de plus en plus politique. La lutte contre l’impunité est pourtant l’une des priorités de la Confédération, qui a toujours œuvré pour la promotion de la justice internationale.»

Contacté, le MPC assure que ce domaine garde toute son importance et que «l’élaboration d’un concept propre au Droit pénal international est en cours». Quant à savoir si l’avis du DFAE est systématiquement demandé dans ce type de dossier, il est précisé: «Ces procédures sont menées conformément à l’indépendance du MPC voulue par le législateur. Cela n’empêche toutefois pas les contacts avec d’autres autorités qui pourraient se révéler utiles à l’instruction.» Une utilité qui reste à déterminer.

Mais encore

Les articles 264 et suivants du Code pénal suisse répriment le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. La peine peut aller jusqu’à la prison à vie.

L’autorité peut suspendre ou renoncer à la poursuite pénale, tout en conservant les preuves, si l’auteur est jugé ailleurs ou s’il ne se trouve plus en Suisse et n’y reviendra probablement pas.

Le point sur quatre dossiers phares

Le dossier dit Tiziri, soit le cas de l’ex-ministre algérien de la défense Khaled Nezzar, inaugure les nouvelles compétences attribuées au MPC en matière de crimes internationaux. Interrogé en octobre 2011 alors qu’il était de passage à Genève, et confronté à deux victimes, il est relâché moyennant la promesse qu’il reviendra se présenter. En 2012, le général échoue à faire valoir une immunité diplomatique. En 2017, à la surprise de tous, y compris de Marc Bonnant, le défenseur de ce «héros du peuple algérien», le MPC fait volte-face au motif que la condition de l’existence d’un conflit armé, nécessaire à la poursuite pour crimes de guerre, fait défaut. Une analyse tardive qui prend des allures de prétexte.

En 2013, c’est Rifaat el-Assad que Trial dénonce pour avoir notamment commandé les «Brigades de défense» impliquées dans des massacres datant de 1982. En septembre 2015, alors que l’oncle du président syrien est de passage à Genève, le procureur Andreas Müller ne veut pas l’appréhender. Le tribunal, saisi d’une requête urgente, ordonne finalement une audition. Interrogé à son hôtel en qualité de prévenu de crimes de guerre, une bouteille à oxygène pour l’aider à respirer, il explique qu’il n’a rien à se reprocher et fait appel à un avocat. A son arrivée, Me Marc Hassberger précise que son client refuse de déposer avant de se familiariser à nouveau avec les faits de l’époque et promet que celui-ci fera le voyage depuis Paris en cas de convocation.

Depuis lors, cette affaire avance à un rythme de sénateur. La police judiciaire fédérale rend tout de même un rapport, en mai 2017, qui va dans le sens de l’existence d’un conflit armé. Le 19 octobre dernier (soit un jour avant de devoir déposer ses observations suite au recours pour déni de justice déposé par les plaignants), le procureur Stefan Waespi, désormais en charge, annonce la convocation d’un témoin pour fin novembre. Avocat d’une victime, Me Philippe Graf dit son malaise: «Au vu de l’extrême gravité des faits et de ce que le dossier contient, il est incompréhensible que l’enquête n’ait pas progressé plus vite. Il y a urgence à mener des investigations sérieuses en pareil cas. Et j’attends toujours l’audition de ma mandante, récemment annulée sans explication.» Me Hassberger estime pour sa part qu’il «faut laisser le procureur faire son travail de manière sereine, comme il l’a fait jusqu’à présent».

Alieu Kosiah, ancien chef de guerre libérien réfugié en Suisse de longue date, est mis en détention en novembre 2014. Suite à la plainte de plusieurs victimes, la procédure, nom de code Likato, démarre en trombe sous la direction de Laurence Boillat. Des témoins sont même amenés en pleine épidémie d’Ebola, non sans avoir passé par une quarantaine. Après un coup d’arrêt, l’enquête reprendra et des actes d’instruction sont encore en cours. «Ce dossier devrait aboutir au tout premier procès pour crimes de guerre qu’aura à juger le Tribunal fédéral. Ce serait historique», se félicite Me Alain Werner, président de l’organisation Civitas Maxima qui représente six parties plaignantes.

L’ancien ministre gambien de l’intérieur Ousman Sonko est arrêté le 26 janvier 2017 par le parquet du canton de Berne suite à une dénonciation de Trial. Le MPC, qui savait depuis deux mois que l’intéressé avait fait une demande d’asile en Suisse, conclut d’abord qu’il n’y a pas de motif de détention. Mis devant le fait accompli, celui-ci change son fusil d’épaule, soupçonne des crimes contre l’humanité et décide de s’emparer de l’enquête. Pour l’avocat du prévenu, Me Philippe Currat, «cette procédure présente de multiples difficultés et se heurte à un manque de moyens évident».