REPORTAGE

Indépendantistes Catalanes
Auteur
Antoine Harari
Journal
Le Temps
Année
2018

Risquant jusqu’à 30 ans de prison pour avoir participé à l’organisation du référendum en Catalogne, une ancienne députée refuse de se rendre à son procès. En primeur, AnnaGabriel explique pourquoi au «Temps»

Anna Gabriel est en Suisse avec l’intention d’y rester. Figure de proue de Candidature d’unité populaire (CUP), un parti indépendantiste d’extrême gauche, cette ancienne professeure de droit à l’Université autonome de Barcelone est accusée de rébellion par Madrid. Alors que la presse espagnole se demande depuis des jours si elle se rendra à son procès, qui doit commencer mercredi, l’intéressée met rapidement fin au suspense lors d’un entretien accordé en primeur au Temps: «Je n’irai pas à Madrid, explique-t-elle. Je suis poursuivie pour mon activité politique et la presse gouvernementale m’a déjà déclarée coupable.»

«Comme je n’aurai pas un procès équitable chez moi, j’ai cherché un pays qui puisse protéger mes droits», ajoute la militante. Anna Gabriel fait allusion aux récentes fuites dans la presse sur l’enquête menée à son sujet par la police espagnole. Dans son rapport, la Guardia Civil dresse le portrait d’une activiste farouche. Elle l’accuse d’avoir participé à la formation d’un conseil de direction de la «rébellion» indépendantiste et d’avoir encouragé la population à la désobéissance.

«Comme en Turquie»

Membre du parlement catalan jusqu’en octobre dernier, AnnaGabriel conteste vivement ces accusations. «J’ai toujours fait campagne pour le référendum, mais pacifiquement. La question de la Catalogne devrait pouvoir se résoudre politiquement, alors que les autorités espagnoles veulent museler l’indépendantisme par la répression.»

Née en 1975, l’année de la mort de Franco, Anna Gabrieldénonce l’atmosphère «tendue comme jamais» qui règne en ce moment à Barcelone, tandis que «le gouvernement ne fait rien pour assurer notre sécurité face aux violences des fascistes». La Catalane en veut pour preuve les menaces de mort qu’elle reçoit très régulièrement de groupuscules d’extrême droite. Comparant la situation espagnole à «ce qui se passe en ce moment en Turquie», la jeune femme dénonce une chasse aux sorcières avec près de 900 personnes sous enquête ou mises en accusation, parmi lesquelles «des professeurs, des policiers, des politiciens et même de simples électeurs».

Dans la perspective de son procès, Anna Gabriel a préféré éviter d’être incarcérée, même préventivement. «Je serai plus utile à mon mouvement libre que derrière les barreaux, explique-t-elle. Lorsque j’ai vu le sort réservé à certains de mes collègues qui sont encore en prison depuis décembre dernier, j’ai compris que je devrais partir. Je ne suis pas la seule à risquer la prison, tout le reste du gouvernement est menacé.» Condamnée par Amnesty International et d’autres ONG, la décision du juge Pablo Llarena de maintenir en prison Jordi Cuixart et Jordi Sanchez, deux membres de la société civile accusés d’avoir organisé une manifestation pour l’indépendance, a semé la peur au sein du mouvement sécessionniste. C’est ce même juge qui a été chargé de s’occuper du cas d’Anna Gabriel.

Procédure transférée à Madrid

En ne se présentant pas devant le tribunal ce mercredi, AnnaGabriel risque de faire l’objet de poursuites judiciaires en Espagne. Les autorités adresseront-elles à la Suisse une demande d’extradition ou de commission rogatoire pour l’entendre à Genève? L’avocat genevois d’Anna Gabriel, Olivier Peter, estime la menace d’une extradition peu probable, vu que l’Espagne a retiré sa demande concernant Carles Puigdemont en Belgique. Selon lui, la situation en Espagne ne permet pas la tenue d’un procès équitable pour sa cliente.

«Initialement confiée à un tribunal régional catalan, la procédure sur l’organisation d’un référendum a été transférée à une cour de Madrid, dont les membres sont proches du pouvoir en place et n’offrent pas de garantie d’indépendance et d’impartialité, explique l’avocat, qui a également défendu une militante basque menacée d’extradition. Ma cliente est poursuivie pour des motifs politiques, ce qui rendrait une demande d’extradition illicite. Nous faisons confiance aux autorités suisses pour qu’elles refusent de légitimer l’emprisonnement d’élus parlementaires pour avoir voulu défendre le droit de voter.»

Arrivée fin mars en Suisse, l’indépendantiste catalane Marta Rovira explique les raisons de son départ d’Espagne et de son établissement à Genève.

L’ancienne députée, secrétaire générale de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), nous reçoit dans les bureaux de son défenseur, Me Jean-Marc Carnicé, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Genève. Vêtue d’un tailleur noir, visiblement affectée, elle revient sur ses choix.

Pourquoi avez-vous quitté l’Espagne?

Je suis venue en Suisse pour me protéger d’une persécution politique contre ma personne et ma famille. Si j’étais encore en Espagne, je serais derrière les barreaux en ce moment. J’ai assisté à la mésaventure de mon collègue Oriol Junqueras, qui est en prison depuis plus de quatre mois. Tous ceux qui ont été convoqués en même temps que moi par le Tribunal suprême à Madrid le 23 mars dernier ont été emprisonnés. La situation s’est encore aggravée depuis que le ministre de l’Intérieur et la police ont qualifié d’actes terroristes les manifestations de ces derniers jours.

Le reste de l’Europe considère toujours l’Espagne comme une démocratie…

Aujourd’hui, en Espagne, on poursuit pénalement des rappeurs qui expriment leurs opinions, des internautes sur Twitter qui critiquent la monarchie. On n’agit pas comme cela dans une vraie démocratie. Il y a quelques semaines, lors d’une exposition d’art, Arco à Madrid, un artiste a exposé une série de portraits de prisonniers politiques de tout type, dont des Catalans. Cela a fait un scandale et son exposition a été censurée.

Certains estiment que votre départ affaiblit la cause de l’indépendance.

Chacun a pris ses décisions de façon personnelle. Je ne pouvais pas risquer de rester entre vingt et trente ans en prison pour des infractions que je n’ai pas commises alors que ma fille a à peine 7 ans. Lorsque j’étais à Barcelone, je vivais dans une prison intérieure, j’étais constamment suivie dans la rue par la police, je faisais l’objet de pressions et de menaces, notamment de certains médias. Je ne pouvais plus exprimer mes opinions politiques librement au risque d’être poursuivie pénalement de manière infondée. C’était très éprouvant. Ma fille en souffrait également puisqu’elle me demandait chaque jour de faire attention lorsque je sortais. Elle s’inquiétait pour moi et n’était pas dupe malgré son jeune âge. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus utile en étant libre.

Pensez-vous qu’il sera possible de dialoguer avec l’Etat espagnol dans un avenir proche?

Cela fait dix ans qu’on essaie d’établir un dialogue. Mais quel qu’ait été le gouvernement en place, rien n’a changé. Aujourd’hui, au lieu de s’asseoir autour d’une table pour discuter, tout se passe devant un tribunal pénal. Au lieu d’apporter une réponse politique à un problème politique, l’Etat espagnol réprime et n’amène aucune solution.

Comment faire pour limiter les tensions qui règnent en ce moment au sein de la société catalane?

En ce moment, 80% des Catalans s’entendent sur une chose: l’organisation d’un référendum. Je continue d’espérer que la Catalogne puisse suivre les exemples pacifiques de l’Ecosse, du Québec et même, bientôt, de la Nouvelle-Calédonie.

Avez-vous été influencée par l’accueil plutôt favorable réservé en Suisse à l’ex-députée Anna Gabriel?

Pour moi, la Suisse représente un exemple en termes de respect des droits fondamentaux et de séparation des pouvoirs. C’est une vraie démocratie où les gens ont le droit de voter et de s’exprimer librement, et c’est précisément ce qui manque en Espagne.

Et pourquoi avoir choisi Genève?

Parce que Genève est une ville de paix au cœur du droit humanitaire. Elle abrite les Nations unies, le comité des droits de l’homme et de nombreuses organisations non gouvernementales actives dans le domaine de la coopération internationale.

Avez-vous déposé une demande d’asile?

Dès mon arrivée, par l’intermédiaire de mon avocat, je me suis mise à disposition des autorités suisses. Si le besoin devait se faire sentir, je déposerais une demande d’asile mais cela n’est pas le cas à ce stade.

Allez-vous continuer à faire de la politique depuis l’étranger?

Je n’envisage pas, pour l’instant, de renoncer à mon poste de secrétaire générale de la Gauche républicaine de Catalogne. Sachant que le président et plusieurs membres du parti sont en prison, il y aurait un vide si je démissionnais maintenant.